Dents de bêtise
Il semblerait que la race humaine continue d’évoluer. On remarque qu’il est de plus en plus répandu, chez les nouveaux humains, de naître sans dents de sagesse. Ces dents, qui apparaissent généralement chez les personnes de 16 et 26 ans, avaient pour principale utilité d’aider à déchirer la viande crue. Notre alimentation et nos méthodes de cuisson permettent aux humains sans troisièmes molaires de survivre sans problème et de se reproduire. Le gène devient donc de plus en plus commun. C’est une « évolution neutre », c’est-à-dire que les humains sans dents de sagesse ne sont pas plus ou moins adaptés à leur environnement.
Mais n’est-ce pas tout de même une bénédiction? Je fais moi-même partie de ces humains avec ce patrimoine génétique, cette forme d’agénésie. Les dents de sagesse posent beaucoup de problèmes, parfois de la douleur, des infections, et doivent être retirées. Vous avez sans doute une histoire d’horreur qui vous vient en tête. Est-ce la vôtre? Celle de quelqu’un que vous aimez?
Ça ne s’arrête pas là, pour moi, par contre. Il me manque aussi trois dents d’adulte. Pour l’instant, mes dents de bébé tiennent le coup. Considérant qu’elles avaient une durée de vie de 8 huit ans environ, elles font bien leur travail. Elles ont dû être réparées quelques fois sur la route, mais je ne leur en tiens pas rigueur. C’est tout de même trois bombes à retardement. Mes radiographies le montrent bien, elles n’ont plus vraiment de racines. Elles survivent parce qu’elles ont une tête de cochon, à mon image. Elles se coincent sur les deux dents qui les entourent, elles font semblant que tout va bien, qu’elles tiennent le coup. Ces trois dents sont sur le bord de l’épuisement professionnel, évidemment, on a dépassé de plusieurs décennies le jour idéal de leur départ à la retraite.
La semaine dernière, l’une d’entre elles a bougé. Le mouvement a irrité ma gencive et un abcès douloureux s’est formé. La dentiste a été bien généreuse, elle a accepté de me la laisser pour un petit moment encore. Bientôt (c’est une question de semaines, peut-être de mois si j’ai de la chance), je développerai une autre infection dentaire et il faudra extraire cette dent de lait. J’aurai ensuite un an pour me faire poser un implant. Un implant implique de me faire installer une vis dans la mâchoire, je préfère ne pas trop y penser, mais je voulais vous le signaler, au cas où vous seriez encore jaloux parce que je n’ai pas de dent de sagesse.
Parce que la vie est ainsi faite, l’incident arrive deux mois après la fin de mes assurances et un an avant les assurances offertes par le gouvernement (si ce projet tient le coup). Donc oui, j’ai encore ma dent de bêtise pour l’instant (et les deux autres qui n’attendent que la bonne occasion pour se manifester). Et dans quelques années, j’aurai trois vis dans les mâchoires et un bon 20 000$ de moins dans les poches. À suivre. Je suis encore sur les Tylenol du nettoyage vigoureux de ma gencive.
* J’ai une petite superstition. Je crois que c’est un « test ». Je crois que je pourrais me précipiter dans un poste d’enseignante. Me réconforter dans les assurances. J’avoue, ça m’a traversé l’esprit. Mais la vie que je mène en ce moment, même pleine de deuils et de bêtises, je l’aime follement.